LA MONTAGNE VERTE




Répertorié dans un recueil de Contes dirigée par Michel COSEM : ''Découvrir les Contes étranges et merveilleux'', éd. Seghers, Paris, 1979.




Il était une fois un jeune homme noceur qui avait perdu toute sa fortune au jeu. Il partit, dans l'intention de se suicider. Sur son chemin il rencontre un homme qui, connaissant ses intentions, lui dit (cet homme était le diable) : " Je sais ce que tu vas faire ; si tu me fais cadeau de ton âme, je te rétablis toute ta fortune. " Marché conclu.

A sa mort, l'âme du garçon va trouver le diable qui demeure à la Montagne Verte. Sur la route qui y conduisait, il trouve une vieille sorcière âgée de six cents ans. Il lui demande la direction de la Montagne Verte. La vieille lui répond : " Je ne connais pas cette direction, mais j'ai une cousine âgée de douze cents ans qui la connaît. "
Il va trouver la vieille de douze cents ans : " Je ne connais pas cette route ", répond-elle, " mais j'ai douze aigles apprivoisés qui, peut-être, la connaissent. "
Onze aigles arrivent et, questionnés, ne peuvent répondre. Le douzième arriva. La vieille lui demanda : " D'où viens-tu si en retard ? ".
L'aigle répondit : " Je viens de Montagne verte. "
- " Puisque tu connais la route de la Montagne Verte, prends cet homme sur ton dos et, pour ta pénitence d'être arrivé en retard, porte-le à la Montagne Verte. "
L'aigle obéit et partit.
En arrivant à la Montagne Verte, l'aigle dit au voyageur : " Regarde cette piscine ; ce sont les trois filles du diable qui se baignent. Je vais te déposer près de cette piscine. Empare-toi des habits de la plus jeune fille et, quand elle te demandera de lui rendre ses habits, pose-lui comme condition de te soustraire aux fureurs de son père. "
La fille promit et lui donna les conseils suivants : " En arrivant à la maison, mon père te servira à boire ; le premier verre est un poison violent ; jette-le en alléguant que c'est une coutume de ton pays. Bois le second, il est inoffensif. Le soir, quand tu iras te coucher, je serai transformée en petit oiseau ; je viendrai frapper à ta fenêtre. Sors du lit, mets-toi de côté ; il peut se passer des choses extraordinaires. "
L'homme se rend au château.
Le diable l'attendait et lui dit : " Tu as bien tardé. J'allais prendre mes grandes bottes pour aller te chercher. Tu dois avoir soif. Voilà un grand coup de vin pour te rafraîchir. "
Suivant le conseil de la jeune fille, l'homme jette son verre.
- " Comment ", dit le diable, " tu jettes ton verre du meilleur vin de ma cave ? "
- " C'est une coutume de mon pays ; c'est pour rincer le verre. "
Le diable lui en offre un second qu'il boit jusqu'au bout.
Après le repas, il alla se coucher. Peu après qu'il fut dans son lit, le petit oiseau vint frapper à la vitre. Immédiatement, l'homme saute du lit et se met de côté dans un coin. Au même moment, le lit fut transpercé de lances de part en part. Quand le bruit eut cessé, le jeune homme se recoucha. Le lendemain, au réveil, le diable lui demanda s'il avait passé une bonne nuit : " Ma foi ", répondit l'homme, " j'ai bien senti quelques piqûres de puces ou de punaises, mais enfin je n'ai pas mal dormi. "
- " Comment ", pensa le diable, " il prend des coups de lance pour des piqûres d'insectes ! Je finirai bien par l'avoir. "
Au déjeuner, même répétition : le premier verre fut jeté.
- " Je vais te donner trois travaux. Si tu t'en tires bien, tu seras dégagé de notre pacte. Aujourd'hui, tu vas couper tout le bois de cette forêt que tu aperçois. Tu l'apporteras devant mon château. Voilà une hache et une scie, et mets-toi au travail. "
Arrivé devant la forêt, l'homme donne un coup de hache sur un arbre ; la hache se brise en morceaux : elle était de verre. La scie, mise en réquisition, se brise à son tour. Il s'assit, découragé, et attendit.
Quand l'heure de manger fut venue, le diable ordonna à ses filles de porter le repas à l'homme. Aucune ne voulait y aller, la plus jeune moins que les autres. Le père, voyant cela, lui dit : " Puisqu'il en est ainsi, je t'ordonne de porter le repas à l'homme de la forêt. "
En arrivant devant lui, elle lui dit : " Ne perds pas courage, je vais t'aider. "
Quand ils eurent déjeuné, la fille dit : " Par la vertu de ma baguette, je veux que cette forêt soit abattue, débitée et transportée devant le château de mon père ! "
Ainsi fut fait.
En arrivant au château, le diable lui demanda s'il s'était acquitté de son travail.
- " Regardez au loin : plus de forêt ; et, devant votre château, le tas de bois. "
Quand il fut couché, l'oiseau revint frapper à la vitre et dit à l'homme :
- " Sors de la chambre, car je crois qu'elle va brûler. "
Quand il fut dehors, la chambre flambait. Au bout d'un moment l'incendie cessa, et il alla se recoucher.
- " Eh bien ", lui demanda le diable le lendemain matin, " avez-vous bien dormi ? "
- " Il faisait bien un peu chaud, mais enfin on pouvait y tenir. "
- " C'est un peu fort ", pensa le diable.
Alors il lui ordonna d'aller chercher le diamant de sa belle-mère qui était perdu au fond de la mer. Il part.
Arrivé au bord de la mer, l'homme s'assied, considérant la chose impossible. La jeune fille proteste toujours pour ne pas aller porter le repas à l'homme. Ce que voyant, son père lui ordonne d'y aller. Elle y va.
- " Ne vous lamentez pas ainsi ; mangeons et ensuite nous aviserons. "
Quand ils eurent fini, elle prit sa baguette et dit : " Par la vertu de ma baguette, que la bague de ma grand-mère sorte du fond des mers et vienne se fixer sur mon doigt ! "
Ainsi fut fait. L'homme pris la bague et la porta au diable. En lui-même, le diable pensa : "Cet homme est plus fort que moi. Enfin, passons à la troisième nuit. "
Alors qu'il était couché, l'oiseau vint à nouveau frapper à la vitre, l'invitant à quitter la chambre. Ce qu'il fit. Des bêtes féroces, des serpents sortis des entrailles de la terre, des oiseaux au bec crochu, aux yeux flamboyants, aux griffes acérées se précipitèrent sur le lit en poussant des cris épouvantable. Au bout d'un moment, tout rentra dans l'ordre ; l'homme revint se coucher.
Au matin, le diable répéta sa question : " Avez-vous passé une bonne nuit ? "
Sur sa réponse affirmative, le diable résolut de tenter une épreuve plus difficile encore.
Un mât fut dressé, enduit de savon pour le rendre plus glissant. Il ordonna à l'homme d'aller chercher le diamant de sa femme qui était au haut.
L'homme s'assit au pied du mât et pleura, se considérant comme perdu. Comme toujours, à l'heure du repas, le diable dit à ses filles de lui porter à manger. La plus jeune faisait toujours exprès de ne pas vouloir y aller, sachant que cela envenimerait la colère de son père, et qu'il lui donnerait l'ordre d'aller porter le repas du malheureux. Ce qui arriva.
L'homme la mit au courant de la troisième épreuve : " Hélas ", répondit-elle, " ma baguette n'a pas le pouvoir de faire descendre le diamant. Mais fais ce que je te dis et ne crains rien. Jette-moi dans une chaudière et avec mes os fais une échelle ; mais garde pour toi l'os de mon petit orteil. A l'aide de cette échelle, tu pourras aller chercher le diamant et à mesure que tu descendras, je me reformerai. "
Tout se passa selon les prévisions de la jeune fille.
Lorsque le diable vit le diamant, il lui dit : " Tu as accompli tes trois travaux ; je te délivre de ton pacte et je te donne en mariage une de mes filles. Tu choisiras. "
Les trois filles étaient dévêtues dans une chambre noire. Il tâta au hasard. Quand il les eut palpées toutes les trois, car il aimait en secret la plus jeune et n'aurait pas voulu se tromper, il pensa que l'orteil de la plus jeune fille manquait et eut vite fait de la reconnaître.
Le diable rendit sa liberté à l'homme, qui partit avec la jeune file. Ils allèrent à l'écurie pour prendre un cheval. Il n'y eut que la jument blanche qui voulut se lever. Ils s'en contentèrent, bien qu'elle fût la moins rapide de tous les chevaux de l'écurie du diable.
Au bout de quelques heures de chevauchée, la jeune fille, qui était en croupe, dit au jeune homme : " Arrête, je vois au loin derrière moi un nuage de poussière. C'est mon père qui regrette de nous avoir laissés partir et qui envoie quelqu'un pour que nous retournions. "
Ils mirent pied à terre. La jeune fille, de sa baguette, changea le jeune homme en jardinier, tandis qu'elle-même se changeait en superbe laitue ; la jument devint le puits où on puise l'eau.
Dans un nuage de poussière, un cavalier approchant dit au jardinier : " N'avez-vous pas vu une jument blanche avec un jeune homme et une jeune fille en croupe ? "
- " Les laitues sont magnifiques et l'eau du puits est bien fraîche, répétait le jardinier. "
Le cavalier s'impatienta : " Jardinier, ce n'est pas ce que je te demande. Mon maître m'envoie chercher sa fille et son mari. Ne les as-tu pas vus ? "
Même réponse. Le valet du diable repartit au château et conta ce qu'il avait vu.
- " Triple idiot " lui fut-il répondu, " tu ne vois donc pas qu'ils s'étaient changés ! Je pars, moi, et je les ramènerai. "
Il part sur un rapide coursier. Les jeunes gens, qui avaient repris leur course, entendirent le bruit du galop du cheval et virent à l'horizon un nuage de poussière qui avançait vers eux.
Cette fois, la jeune fille se changea en chapelle, le jeune homme fut le moine qui sonnait la cloche et la jument devint l'autel. Le diable arrivait.
- " N'as-tu pas vu, etc. ? "
- " Dominus vobiscum et cum spiritu tuo ", répondit le moine en tirant sur sa corde.
Le diable, déjà ébranlé, répéta sa question ; même réponse.
" Ce ne peut pas être eux ", pensa le diable. Et il rentra au château.
- " Tu es encore plus bête que ton valet ", lui reprocha son épouse, les yeux étincelants de colère ; " j'y vais, moi, et je les trouverai. "
Elle enfourcha sa jument noire, réputée pour sa vitesse et son endurance, et partit.
Les jeunes gens, toujours méfiants, entendirent tout à coup le bruit infernal d'un cheval lancé au galop et virent un immense nuage de poussière qui montait jusqu'au ciel.
- " Cette fois, je ne peux rien ", dit la jeune fille, " c'est ma mère qui est sur nos traces ; elle nous reconnaîtra toujours. "
Mais d'un coup de sa baguette sur un caillou du chemin, elle fit une montagne gigantesque se dresser entre eux et la mère. Du même coup ils furent en terre promise, là où le diable ne pouvait pénétrer. Le mariage eut lieu, avec de nombreuses réjouissances. Ils vécurent heureux de nombreuses années car ils s'aimèrent toute leur vie.



Recueilli dans l'Aude par Claude SEIGNOLLE, Contes populaires et légendes du Languedoc et du Roussillon, Presses de la renaissance, 1977.